Texte Michael VERGER, écrivain, 2013
Le parcours artistique de Keen Souhlal témoigne d’un engagement continu à créer à travers épures et abstractions subtiles un décalage perceptif à même de venir mettre en jeu le regard dominateur que nous portons sur le monde autour de nous. Dans ses œuvres, rien n’est livré immédiatement au spectateur : celui-ci doit prendre la peine de s’interroger et de comprendre ce qui lui est donné à voir – ce qu’il peut découvrir. Il croit reconnaître une forme anodine (une boulette de papier, une feuille blanche) mais l’apparence est trompeuse. La boulette de papier est en porcelaine, la feuille blanche est traversée de plis qui y dessinent une forme presque secrète. Le spectateur est ainsi amené à suspendre ses réflexes, à se questionner sur sa manière de percevoir, et à pénétrer un mystère. Ce décalage ne vaut pas pour lui-même : le geste de l’artiste est comme effacé, hors des raffinements esthétiques et formels qui lui donnerait le beau rôle, pour laisser la place à la matière de s’exprimer. C’est la lumière qui prend substance, le bois, le papier – ce dernier tient d’ailleurs un rôle particulier dans 90 grammes d’idée fixe. Ces « boulettes » de papier que l’on croit observer sont réalisées en porcelaine ; mais cette soudaine prise de valeur d’un objet déprécié – l’essai infructueux que l’on jette dans les abîmes de notre imperception (ce pourrait être le nom de cette façon de ne plus voir les choses) – souligne le statut ambivalent du papier : matière transformée, matière « neutre », à même de recueillir notre mémoire, nos archives, et de nous aider au fil des siècles à nous affranchir de notre condition. Nous ne lui accordons aucune forme de pensée (ou de reconnaissance) : c’est une simple médiation de nos ego dans le monde. En ce sens, il expose l’utilitarisme qui nous sépare de notre environnement, même le plus intime. Les vestiges fragiles mis au point par Keen Souhlal accusent cette imperception, à double titre, puisque le papier est en train de gagner une dimension muséale, au moins symboliquement, du fait de la dématérialisation du monde technologique.
Le « papier » de cette œuvre est laissé vierge de toute inscription, il fonctionne comme une archive vide, résonnant en cela à l’unisson d’une œuvre postérieure, Numerus Clausus, qui met en scène les solides de Platon. Ces derniers sont uniquement visibles grâce à des pliures dans du papier gaufré, rendant le travail presque imperceptible. Les solides de Platon créent les conditions pour l’homme de la représentation et de la connaissance du monde physique qui l’environne, chaque élément étant représenté par une forme géométrique régulière. Cette connaissance participe d’une vraie curiosité envers le monde. Les figures piégées dans les plis du papier lui donnent une dimension inédite : il renferme la clé d’un savoir secret, qui demande notre participation active pour être embrassé. Le choix de Platon n’est pas dû au hasard : le mythe de la caverne, représentatif de tout la pédagogie platonicienne, caractérise les illusions des hommes à l’égard des apparences et lie ces illusions à l’exercice du regard sur des ombres portées.
On pourrait dire que Keen Souhlal pratique la même défiance systématique à l’égard du regard. L’effacement volontaire des repères proprement visuels dans son travail met le spectateur directement en contact avec une matière palpable. Il serait plus facile de sentir les pliures de Numerus Clausus ou les reliefs d’Inlandis des doigts que du regard ; nos yeux nous trompent, notre toucher pourrait nous éclairer. C’est notre regard, omnipotent et super-fonctionnel, qui perpétue le monde des apparences, nos mains ne font que leur obéir. Il faut cependant opérer une distinction plus subtile : les œuvres autour du papier ne sont pas véritablement tactiles et elles ne sont pas non plus à proprement parler sculpturales. Elles restent attachées au papier, comme support du regard. En fait, elles affirment qu’un autre regard est possible. Il existe une forme de regard tactile, un regard non pas aveugle mais curieux, qui perce, scrute et examine les choses qu’on lui donne (sans a priori), et se distingue ainsi par sa liberté prospective du regard dominateur, emputé de sa dimension poétique. C’est ce que peuvent nous dire des œuvres comme Inlandis ou Murmuration. L’œil y est libre de déambuler et d’y percevoir des paysages, des chutes d’eau, des reliefs, les cartes de royaumes oubliés, des vols d’étourneaux ou des vues sous microscope. Pas d’échelle, pas de contrainte, l’esprit déconnecté peut se laisser aller à imaginer à nouveau. Ces signes presque fantomatiques, ces marques dans le papier évoquent moins la marche du hasard que des vestiges très anciens, tels objets mystérieux, telles traces de fondation, telles lignes légères tracées pour rouvrir ce qui peut l’être, l’aventure de la perception, le chemin vers la curiosité.
©Michael VERGER, écrivain