Victor Mazière – Des mondes nucléaux (2017)
Qu’il s’agisse de sculptures mêlant le bois, le verre et la céramique ou encore de pratique située, le travail de Keen Souhlal, au-delà de la diversité des techniques, relève toujours d’un même « minimalisme sensoriel », à la fois épuré et organique, où chaque nouvelle pièce expérimente le potentiel « alchimique » des matériaux mis en oeuvre : de là vient peut-être cette sensation, que l’on éprouve devant son travail, d’osciller entre le vide et le plein, l’apesanteur et la densité. L’impression de paradoxe ne se limite pour autant pas aux qualités externes de ses sculptures, elle semble gouverner aussi l’opération interne de « forage », qui creuse la matière non seulement physiquement, mais aussi métaphoriquement, jusque dans ses temporalités tectoniques : archives de mondes disparus, dont il subsiste à peine la trace, ces stratifications sont aussi incommensurables à notre existence que le seraient les prélèvements de calotte glaciaire, dont Keen Souhlal s’est d’ailleurs inspirée pour l’une de ses installations.
Terrestres et extra-terrestres, à la fois préhistoriques et futures, ses sculptures construisent les fragments imaginaires d’un totémisme postmoderne, urbain et sans âge : que ses pièces soient ainsi, au sens littéral, évidées, parfois brûlées, par le feu ou le verre en fusion, ou qu’elles soient conceptuellement dépouillées de leur superflu, c’est le même évidement, et la même évidence qui opèrent en elles, comme l’auto-développement d’une virtualité qui aurait toujours été là, cachée sous la surface, attendant un regard ; car, en énucléant la matière pour donner à voir ce qui se dérobe en elle, Keen Souhlal la dote, en premier lieu, d’une nouvelle visée possible pour la conscience, mais aussi d’une vision, d’un oeil nucléal, par lequel son intérieur s’ouvre comme visibilité ou comme voyance : en ce sens, son travail relève d’une forme de rituel initiatique, d’une sorte de méditation active, tendue vers l’intime de la vie concrète, la sacralité primitive de ce qui est invisible et silencieux.
Sculpter la matière ou sculpter (dans) l’espace, c’est donc ici opérer une maïeutique du sensible, ex-primer un intérieur vers un dehors, mais aussi imprimer ou greffer une temporalité sur une autre : l’âge des souches de bois, leur temps concentrique peut ainsi rencontrer, comme par la nécessité d’une affinité secrète, le temps contemporain du béton, ou l’immatérialité cosmogonique d’une bulle de verre soufflée. Comme si les espaces-temps s’accrochaient les uns aux autres, à la façon de legos. Chaque pièce est alors un petit univers objectal, à la fois autostant et fait de co-inclusions, traversé peut-être par un(e) inconnu(e) que tout objet porte en lui depuis l’origine, par le simple fait que son émergence dans la sphère phénoménale est une (d)éclosion de son intime, un toucher aérien de son épiderme ; le bleu céleste de Slice and dice ne dit peut-être rien d’autre que cela : ouvrir l’infini, c’est se retirer hors de l’enclos des formes éternelles et des essences, hors de la sidération abstraite. C’est à ce moment précis et insituable que nous ramène le travail de Keen Souhlal, vers ce rêve des objets que nous nommons causalité, et par lequel nous-mêmes existons dans l’espace et le temps.
Victor Mazière
Catalogue Casa de Velázquez – Février 2017