Keen Souhlal : « Live In Your Head »
Je crois que Keen Souhlal sait ce qui se passe dans ma tête.
Plus précisément, ses oeuvres me permettent de comprendre certains processus mémoriels ou réflexifs. Dans ses nuées d’oiseaux (Murmuration, 2012), je crois reconnaître ces bouleversements dont chacun a fait l’expérience en lisant un livre ou en regardant une oeuvre d’art. Ces sentiments pour le moins gazeux, faits de multitudes de petites considérations sur les choses, semblent ici incarnés, dans la brume qui les caractérise.
Albédo (photographie, 2009) et Murmurations (impressions sur papier, 2012).
Lorsque je les avais vues pour la première fois, j’avais imaginé – comme beaucoup, je suppose – que les porcelaines de ses 90 grammes d’idée fixe (2012) étaient des feuilles blanches trempées dans la porcelaine. Au four, point final. Mais non : le processus de leur confection, aussi complexe que celui d’une pâtisserie rare, mérite que l’on s’y attarde. De fines feuilles de porcelaine sont habilement froissées, et de petites cales s’intercalent entre les plis, que l’on enlève au fur et à mesure du séchage, lent et périlleux. S’ensuivent de nombreuses casses, des aplatissements non prévus, des résultats avortés. Pour une petite feuille blanche chiffonnée, d’une apparente simplicité, combien de ratés découverts en ouvrant le four ? Plus que la référence romantique à la page d’écriture que l’on froisse avant de la jeter à la corbeille, je pensais surtout à ces moments où la pensée se déplie, avant d’être rapidement réfutée. Et puis ramassée, fripée, et enfin jetée.
90 grammes d’idée fixe, porcelaine, 2012
Il y a de cela aussi dans les arrachements qu’elle effectue sur des souches abandonnées (Avulsus, 2013). Sérendipité : les villes et autres paysages que l’on déracine du bois sont ici par un hasard des plus heureux. Chercher une première chose, et tomber sur une autre idée.
Avulsus, bois, 2013
Dans les photographies prises par Keen Souhlal, peu voire pas d’être humains. À peine un homme aux cheveux poivre et sel, assis en tailleur sur un siège bleu en plastique, prenant place dans un amphithéâtre de sièges bleus en plastique[1]. On y voit aussi des paysages en couleur ou en noir et blanc, dans lesquels des habitats ou des parcs à thème semblent avoir été brusquement abandonnés. Ma pensée est comme ces photographies, avec ses complexités architecturales, labyrinthiques, mais ne pouvant laisser place à une foule. Seul semble autorisé un petit personnage qui a retiré ses chaussures et se perd dans ses rêveries, assis sur son siège de plastique bleu.
Espace entre (série), photographie, 2009
Dans ma bulle, encore, avec Paysage redressé (2009) : intérieur comme extérieur se rapprochent, avec les feuillages qui semblent s’être développés d’un espace à l’autre par capillarité. Une réconciliation devient possible, mais une fusion, jamais.
Paysage redressé, photographie, 2009
Et puis viennent ces moments où quelque chose arrive, nous touche. Dans Albédo (2009), une lumière vient effleurer une fenêtre derrière laquelle l’obscurité guette. Au fur et à mesure qu’elle avance dans l’image, la voilà qui s’éparpille – si l’on peut dire de la lumière qu’elle s’éparpille, à la manière des billes de mercure échappées d’un thermomètre – mais réussit néanmoins à atteindre
et à traverser la surface vitrée. Enfin, la série récente des Gloires (2013) rappelle ce moment particulier de la fin de journée, lorsque les rayons du soleil couchant transpercent les nuages. Ici, ce sont différents puits de lumière qui sont imprimés les uns par-dessus les autres pour un résultat difficilement déterminé à l’avance. Des couches réflexives s’accumulent, de couleurs et de textures différentes, mettant du temps à sécher, mais laissant néanmoins passer de petites irrégularités lumineuses. Et c’est justement ce scintillement de la pensée, malhabile et souvent engluée comme l’encre des dessins, que je crois voir dans ces oeuvres de Keen Souhlal.
Gloire, impression sur papier, 2013
Alors, bien sûr, on pourrait imaginer un univers pleinement ensoleillé, stabilisé dans sa luminosité parfaite. Mais il faudrait pour cela se passer de gloires les soirs d’été. Signes de journées nuageuses ou de pluie, elles nous rappellent que de la maladresse émerge parfois des petites fulgurances frémissantes.
Camille Paulhan, mai 2013
[1] Je me rends compte en regardant la photographie de plus près que deux autres personnages sont visibles sur l’image, mais ne suis pas tout à fait sûre qu’ils soient aussi présents que le premier.