TEXTE D’ANAÏS GRATEAU, CATALOGUE DE LA 17EME BIENNALE INTERNATIONALE DE CERAMIQUE 2013
90 grammes d’idée fixe
Face à nous, une série de frêles formes blanches, qui semblent sur le point d’éclore. Disposée sur une table, la constellation que l’on prend d’abord pour de simples feuilles de papier habilement froissées se révèle, lorsque le regard s’attarde, être faite de porcelaine. À cette identification mystérieuse fait écho un titre qui laisse songeur. Quelle est l’idée fixe qui a fait naître ces volumes si simples à la beauté hypnotique? L’obsession de l’artiste qui patiemment modèle et cuit ou celle du spectateur, hésitant, qui rêve de prolonger son regard par le toucher? Interdite dans l’espace d’exposition, c’est pourtant à une prise en main que nous aspirons face à ces délicates sculptures de la taille d’une paume, pour mieux les caresser et en deviner la matière. Idée fixe comme la lettre que l’on ne parvient jamais à écrire, que l’on déchire pour finalement toujours y revenir, la reprendre en espérant un jour l’achever et y laisser un peu de nous-mêmes.
Si le terme de porcelaine évoque instantanément une certaine idée du décoratif, liée à l’art du passé et aux coutumes des arts de la table, les céramiques de Keen Souhlal, sont dépourvues de tout ornement et ne sont conçues pour aucun usage. En choisissant une technique profondément liée aux arts décoratifs, qui ne se laisse approcher que par un savoir-faire et une série de gestes ritualisés, l’artiste, dans sa recherche du médium le plus juste, emprunte ainsi à la sphère artisanale pour mieux brouiller les pistes.
La force plastique de la série réside dans ce paradoxe entre une confection soignée et patiente, chronophage, et l’impression finale qui en résulte, celle d’une feuille froissée à la hâte en un constat d’échec. Face à ce brouillon aux allures précieuses, le spectateur est sollicité, tenté presque. Si l’on sait qu’entreprendre de déplier ces fragiles sculptures est bien sûr voué à l’échec, il n’est pas défendu d’imaginer ce qu’elles pourraient renfermer : une image, un poème, une surprise et, dans tous les cas, un secret. Avec leur profil si doux composé pourtant parfois d’arêtes acérées, ces œuvres nous délivrent quelques grammes d’une poésie fragile que l’on craint de faire disparaître à la moindre respiration. Fleur de terre, amas de corail, voile abandonné ou oiseau blessé, chacune de ces formes oscille imperceptiblement dans notre esprit pour toujours se métamorphoser, sans jamais toutefois nous délivrer totalement son message disparu, comme écrit à l’encre magique.
Catalogue de la 17ème Biennale internationale de céramique, Couvent des Cordeliers Châteauroux du 8 juin au 1er sept 2013
LÉGENDES & ÉCRITS, MYTHES
Biennale internationale de céramique Châteauroux
du 8 juin au 1er sept 2013
Couvent des Cordeliers
Texte Stéphanie Le Follic-Hadida, Impressions Photo, Galerie Collection 2013,
Keen Souhlal a un parcours atypique. Après des études à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts à Paris (ENSBA), elle s’expatrie au Québec afin de suivre une formation en photographie (Concordia University, Montréal, Canada) pour ensuite explorer plus largement l’image. Elle poursuit aujourd’hui un CAP métiers du bois et marqueterie à l’École Boulle. Trois aspects de son travail actuel sont présentés : une photographie numérique montée sur châssis rasant de 170 x 130 cm intitulée Fûts droits, en regard d’un bois sans titre (2013) de 60 cm de long issu d’un arrachement et dont les éclats livrent la verticalité d’un paysage urbanisé, ainsi que trois interprétations de lames de scie, Silent noise (40 x 40 cm, 2013), procédant d’un placage bois (amarante, merisier et sycomore) sur médium et réalisées dans le cadre de ses études à l’Ecole Boulle.
Comme l’écrit à juste titre Damien Airault, son but est de « ré-enchanter le décor bien trop statique qui nous entoure ». Du côté de l’infra, elle libère un « tremblement, un état d’attente dynamique, un passage doux, un silence, une solubilité » des états et des matières. « Elle charge de conscience et de précaution des détails pris comme tels. »
1. Keen Souhlal, Sans titre 2012 Bois, dimensions variables © Keen Souhlal,
2. Keen Souhlal, Espace-Entre, 2009 110 cm x 130 cm, Photographies couleurs sur châssis rasants blancs épais © Keen Souhlal,
Stéphanie Le Follic-Hadida, commissaire
Texte du critique Damien Airault issu du catalogue du 57ème Salon de Montrouge
Keen Souhlal
« Je suis une humaniste, je veux toucher quelque chose d’universel ».
« Je recueille des changements d’états de la matière qui se logent dans notre environnement naturel. »
Le fait de recueillir n’est cependant pas le plus important. Faisant fi de tout dispositif contraignant, Keen Souhlal reste focalisée sur ses oeuvres et cherche à les figer dans des états transitoires : le moment où un matériau pourrait se disloquer, s’évaporer, où une image pourrait exister dans une sorte de demi-rêve, ou de demi-éveil. Son objectif, chose de plus en plus rare, est donc un travail finalisé, bien plus qu’un processus : montrer la plasticité et l’éphémérité, la solubilité, de la matière et des images et tenter d’en capter le magnétisme.
Dans les effets, sa photographie et ses sculptures semblent animées d’un léger tremblement, un état d’attente dynamique. C’est un passage doux, un silence. Peut-être que les objets et les matériaux n’aspirent, comme les personnages d’un conte, qu’à la venue d’un regard ou d’une main qui viendra leur redonner vie.
Dès lors, à y regarder de plus près, on devine d’étranges comportements, et on oscille entre apaisement et inquiétude : jeux de transparences et de couleurs, rayons de lumières, personnages, reflets, flashs dissimulés dans l’image, fragilité précieuse, sans que les œuvres n’apparaissent résulter d’un quelconque stratagème. Comme si les visions de Keen Souhlal étaient peuplées de fantômes bienveillants. Comme si chaque élément était par magie habité de sa vie propre. Et c’est cela que nous pouvons appeler le tremblement : la conséquence d’une autonomie donnée aux éléments constitutifs de l’image. Autrement dit, charger de conscience et de précaution chaque détail, pris comme tel.
Alors il ne faut pas rechercher les origines du travail de Keen Souhlal dans l’histoire de la sculpture figurative ou dans la photographie plasticienne, mais dans quelque chose de plus intérieur. Le but est de ré-enchanter le décor bien trop statique qui nous entoure, sans partir de repérages, laisser l’opportunité à chaque chose de nous surprendre et de respirer.
Le sommeil de la raison n’engendre pas que des monstres.
Damien Airault